L'Arche du Cœur [#1] Retour aux origines
Ainsi se poursuit l’Arche du Cœur, après la Lettre à Aurore. Retrouvez la semaine prochaine le chapitre suivant : La sagesse des enfants N°1
Je m'appelle Aurore. Je suis une petite fille. J'aimerais préciser que j'habite le vingtième siècle, que j'ai donc déjà fait un très très long voyage, que ma mémoire - même si je n'ai pas beaucoup d'instruction - est millénaire ; que j'ai traversé toutes les étapes de l'évolution, vécu toutes les histoires, tous les mythes, depuis les unicellulaires jusqu'à...
Ne soyez donc pas étonnés, si je vous entraîne dans quelques métamorphoses; si, pour moi, les ours et les épées sont des personnes, si les sauterelles me parlent, si je vous dis que j'ai été Robinson Crusoe, Vendredi, ou les anthropophages. Ne soyez pas surpris de me retrouver au temps d'Adam et Eve, du Déluge, ou transformée en Arche de Noé ! Ni même, si vous remarquez que je suis l'auteur de ce livre, tout en ne l'étant pas. Car, c’est tous ensemble, que nous en retraçons les pages, dans les replis de l’être, les ventricules du coeur, la lente assimilation des entrailles, la gestation de nos matrices. Entre douleur et joie. Entre fragilité et force. Entre l’écorce et le bois, entre deux anneaux du temps, dans le tronc des grands arbres renversés... L'univers est simultané !
Tous les êtres et la nature elle-même, n’ont-ils pas été, ne seront-ils pas, notre mère, notre père, notre aimé, notre enfant ? N’avons-nous pas été, ne serons-nous pas - dans quelque strate de nos consciences - leur mère, leur père, leur aimé, leur enfant ? L'aventure de tous n'est-elle pas l'histoire de chacun ? Aussi, cela ne m’embarrasse-t-il pas, d’être à la fois l’adulte et l’enfant, l’arbre et les pages, le papier et le bois ! Et vous comprendrez, que parce que nous avons l'âge de la terre, l'on puisse être - dans un même temps - un bébé, une adolescente, un indien, une mère de famille nombreuse, un corbeau et une colombe. Que je puisse, à mes heures, être un jeune garçon. Et pourquoi pas un guerrier; ou une vieille femme. Ou que je me sente soudain, un corps-bateau, un corps-avion, un corps-oiseau, un corps Arche de Noé...
Au vingtième siècle, je suis allée à l'école. Contre mon gré. Mais ce que j'ai réellement appris s'est fait surtout lorsque je n'y étais pas ! S'est trouvé au long d'escapades buissonnières, d'explorations, de rêveries, ou lorsque j'échappais, par la fenêtre de la classe, sur l'aile d'une mouette, d'une feuille aimée du vent, dans le ventre d'un nuage, ou emportée par le lac peint en bleu sur l'horizon.
Le jour de mes quatorze ans - et si je m'en souviens, c'est que justement je n'étais pas à l'école ! mais assise dans le train, avec mes camarades - nous allions à St-Gall, mon canton d'origine... Je revois la vitre du compartiment, la campagne qui défilait. Pour moi, le train est un lieu de transition, de nostalgie. Je dirais même un rite de passage, entre un temps et un autre. Présent et immobile, en retrait des paysages mouvants. Le monde extérieur s'y mêle au monde intérieur, en un mariage de reflets.
Lorsque nous traversions un tunnel, une forêt, je devinais mon visage, ceux de mes compagnons, superposés tantôt à la pierre tantôt aux arbres. Une tristesse m'avait envahie. J'entendais une petite phrase, qui tremblait entre la vitre et l'air frais, entre dedans et dehors : «Quatorze ans... la vie est finie, quatorze ans, la vie s'arrête.» Rien ne m'attirait dans le lieu-dit "des femmes et des hommes", le monde adulte qui m'attendait. J'étais persuadée d'y perdre ce qui m'était précieux, d'être mise à la porte du royaume... Déjà les transformations de mon corps avaient fait de moi une exilée, quelqu'un qui n'appartient plus au pays d'où il vient et pas encore au pays où il va. Plus que cela, ce pays à venir je n'en voulais pas, je n'y croyais pas.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, je m'étais sentie comme Robinson Crusoé, interpellée par un "ailleurs", en des contrées lointaines, contrées de l'âme, contrées sauvages. Et, comme Robinson, j'allais rester aux prises avec ma solitude, mais active à construire un monde personnel, dans une île entourée de grandes eaux, où les arbres, les perroquets, les chèvres me tenaient compagnie. J'aspirais à l'indépendance : subvenir seule à mes besoins, m'installer des refuges, protégés, invisibles, haut dans la fourche des arbres, ou profond dans les buis impénétrables. Me nourrir de baies, de petits fruits, de feuilles, de fleurs, en savourer l'amertume; souvent les mûres et les framboises étaient encore vertes : c'était le goût même de la liberté !
Comme Robinson aussi, je scrutais l'horizon d'où me viendrait un ami, celui qui me serait plus proche qu'une soeur ou un frère... Aujourd'hui encore, je l'avoue, ma gorge se serre, mon coeur bat plus vite, lorsque je pense à la rencontre avec "Vendredi".
Quoique j'aie fait pour quitter mon île et rallier le continent adulte, j'ai longtemps continué de me sentir apatride. L'un ou l'autre semblait toujours s'éloigner de moi, soit mon île, soit le monde des hommes. Il y eut du bon à cette constante dissatisfaction : j'ai beaucoup voyagé... pour retrouver cette "origine" vers laquelle m'emmenait le train de mon adolescence ! J'ai opiniâtrement sondé les détours de ma route, sans me douter tout d'abord que la vie, ses amers, ce chemin, et sur ce chemin chaque compagnon-voyageur, finiraient par porter le visage de l'Ami. Je ne me doutais pas, que la Vie est un miroir géant. Qu'elle prend conscience d'elle-même !
Comme les anciens alchimistes, j'ai cherché - non pas exactement ce qui changerait le plomb en or - mais ce qui ferait de l'univers, d'autrui, de mon corps même, ma véritable patrie, un lieu d'appartenance, de filiation, d'intimité. Oui, je me sentais orpheline. Pourtant, j'avais d'excellents parents, dont les soins affectueux ne se sont jamais démentis. Mais, comme Adam et Eve, et tous les hommes à leur suite, je perpétuais la douleur d'un Paradis perdu. La certitude de l'avoir perdu, fut aussi la certitude de son existence. C'est ainsi, que je ne me suis jamais lassée de tâtonner, de tendre l’oreille. Que je n’ai jamais abandonné la quête, ni désespéré de réunir en une "rencontre amoureuse et consciente", l'ancien pays magique et celui des eaux amères... et d'en faire un pays qui serait vraiment le mien !
Avais-je compris que l'enfance et l’amour en sont plus proches que tout autre état de la vie, à l'exception peut-être de nos "mourir", de ces "hors-temps" qui cernent nos passages, les mettent à part du courant de la rivière, comme si l'on entrait dans un espace suspendu, tout à la fois intense, dévorant, et cependant éternel et tranquille. D'où cet attrait pour la parenthèse, l'articulation, la volte-face. Cette fascination pour le temps du changement, cette difficulté à quitter la "contrée d'aube et de crépuscule", que l'on dit "entre chien et loup". Heures et lieux de transition, gardiens d'un appel toujours renouvelé et énigmatique.
— Adelheid Oesch
Vous avez lu un extrait de ‘L’Arche du Cœur’ La multiplication par l’Un. Parcours initiatique. Éditions Le Souffle d’Or, 1999 ©.
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