L'Arche du Cœur [#0] Lettre à Aurore
Ainsi commence la première partie de l’Arche du Cœur. Retrouvez dès la semaine prochaine le chapitre suivant : Retour aux Origines.
Tu t'appelles Aurore. Peu d'êtres en ce monde tiennent autant de place dans ma vie, tu es comme partout inscrite dans mon corps, en mon âme, en mon cœur.
Et dans mon cœur justement, brille et palpite l'enfance de ton regard. J'y plonge sans peine ; là, dans la caverne du cœur, le temps – ton temps, tout entier – est déployé. Je devine une lueur au fond des yeux, elle va, vient, éclate et se cache ; c'est un éclair de lune qui passe derrière les grands arbres de la forêt. Je sens l'odeur de l'humus, les arbres sont immenses, ils ont mangé le ciel. J'entends les gouttes qui tombent, une à une, lentes, précieuses, un bruissement, un battement ! Et toi, tu dors dans le hamac tressé, ta peau est douce et lisse, et brille parfois au passage de la lune. J'aime ta respiration que je perçois à peine. Un dais en feuilles de bananier protège ton visage. Tu as quatre ans, tu n'as pas peur, la terre entière est comme une mère pour toi.
À l'aube, tu t'étires, telle un jeune lynx et tu cours vers le feu, affamée et joyeuse. Tu es la plus agile à grimper aux arbres.
Je remarque aussi, que tu ne livres pas facilement tes secrets, que je ne sais pas tout de toi. Il y a comme de grands pans d'ombre qui jalonnent le temps, les chambres mystérieuses : c'est tantôt la forêt, où tu bondis comme une gazelle, tantôt un temple, où tu te tiens silencieuse.
Parfois aussi, j'entends le cliquetis des armes et les éclats de lune ricochent sur ton armure ; au loin le château-fort a refermé ses portes, ramené le pont-levis. Derrière ses hauts murs, tu abrites ta tendresse, ta faiblesse, ta femme, ton enfant. Je t'ai vue combattre jusqu'à la mort sur le sable du désert, pour protéger ceux qui t'étaient confiés. Il semble que ton armure ait toujours une faille, et j'aime aussi ta façon de mourir.
Et le paysage change, pour plus de douceur, on est dans un autre pays, je te vois amoureuse d'un jeune guerrier rieur aux yeux bleus, tu berces des bébés de toutes les couleurs, dont certains te ressemblent. Plus tard tu leur apprends comment tailler de petites barques à voile, construire un barrage sur le ruisseau, les confier au courant.
Tu sais te surprendre toi-même, et c'est peut-être ce que je préfère en toi, le sac à malices magiques qui contient tout, l'infiniment petit et l'infiniment grand. Il y a un chaman là-dedans ; une petite fille qui pleure ; une passionaria sur les barricades ; un jeune homme vêtu de coton blanc, qui marche sans bagage vers les montagnes ; un arc et des flèches, une coiffe de plumes. Une femme qui n'a pas tout dit. Un rat apprivoisé et sa provision de fromage. Une oasis, des chameaux, des tentes rondes comme l'horizon. Un sarrasin dans son linceul. Et puis… ce sac est sans fond, c'est une mamelle cosmique, une cornemuse ! Ah ! J'oubliais, une femme du 20ème siècle, une femme d'affaires, assise dans un fauteuil Louis XIV ; elle écrit cette lettre. Et dans son cœur, dans la caverne de son cœur, il y a un rire qui sonne : demain, bientôt, en Boeing 747 sur l'Atlantique, elle vole à la rencontre du fils prodigue, du Nouveau monde.
Il y a aussi, plus loin, dans la pénombre de la grande forêt, une très vieille femme ; sa peau est ridée comme l'écorce des grands arbres, mais son regard est celui d'une enfant et d'une main attentive, elle balance un hamac tressé ; on y distingue à peine une petite forme qui sommeille. Un guerrier tout luisant monte la garde.
Tu viens de naître, tu t'appelles Aurore, et déjà je t'aime.
Gstaad, le 16 février 1991
— Adelheid Oesch
Vous avez lu un extrait de ‘L’Arche du Cœur’ La multiplication par l’Un. Parcours initiatique. Éditions Le Souffle d’Or, 1999 ©.
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